Entropocène et épistémologie

L’Anthropocène comme Entropocène

En décrivant l’ère Anthropocène comme une ère Entropocène, c’est-à-dire, comme un processus de production massive d’entropie sous toutes ses formes (physique, biologique, informationnelle et psycho-sociale), nous proposons un nouveau diagnostic de la situation contemporaine, qui ne repose plus sur une opposition entre une humanité technicienne et une nature originaire, mais qui suppose d’appréhender le lien intrinsèque entre la destruction des écosystèmes, des espèces et de la biodiversité (augmentation d’entropie au niveau biologique) et la destruction des savoirs, des cultures et de la noodiversité (augmentation d’entropie au niveau informationnel ou psycho-social).

Le dépassement de cet état de fait requiert une remise en question fondamentale des paradigmes épistémologiques et économiques contemporains, qui sont aux fondements d’un capitalisme d’abord productiviste, puis consumériste et computationnel, qui épuise les ressources naturelles comme les ressources attentionnelles.

De la néguentropie à la néguanthropie : de l’information aux savoirs

Dès les années 1970, Nicholas Georgescu-Roegen insistait sur la nécessité de dépasser le modèle mécaniste qui sous-tend l’économie classique pour envisager la dimension intrinsèquement entropique du processus économique. Bernard Stiegler soutient quant à lui que dans le champ philosophique et scientifique, la question de l’entropie a été ou bien ignorée, ou bien accaparée par la théorie de la communication, donnant lieu à toutes sortes de confusions. Pour clarifier ce débat et expliciter la notion, Bernard Stiegler engage à distinguer l’anti-entropie produite par l’organisation et l’évolution biologique et l’anti-anthropie produite par les savoirs toujours sociaux et collectifs. Alors que selon la théorie de la communication, la notion de « néguentropie » devait servir à calculer une quantité calculable d’information échangeable sur un marché, la théorie de l’exosomatisation conduit quant à elle à la notion de « néguanthropie », qui doit permettre de penser la valeur incalculable des savoirs, dans des sociétés de plus en plus automatisées et prolétarisées.

Entropie, anti-entropie et exosomatisation

Pour comprendre une telle évolution, une relecture de l’histoire de la philosophie et des sciences du XXème siècle semble s’imposer. En effet, dès le début du XXème siècle, bien avant la théorie de la communication, des philosophes et des scientifiques comme Henri Bergson et Erwin Schrödinger avaient pris en compte les nouvelles avancées de la physique thermodynamique et ses conséquences pour la pensée du vivant. Loin d’une conception « informationnelle » de l’entropie, ils tentaient alors de penser l’évolution du vivant comme une lutte contre l’entropie, à travers laquelle les organismes diffèrent la tendance vers le désordre et l’inertie. Les conditions de cette lutte contre l’entropie (que constitue la vie) se modifient inévitablement avec le processus d’exosomatisation du vivant, puisque, comme le souligne le biologiste Alfred Lotka dès 1945, les organes artificiels propres à l’espèce humaine peuvent aussi devenir entropiques (contrairement aux organes biologiques).

C’est la raison pour laquelle Bernard Stiegler forge les concepts d’anthropie et d’anti-anthropie, soulignant ainsi la dimension intrinsèquement ambivalente des productions techniques, qui ne peuvent devenir bénéfiques pour les sociétés qu’à partir du moment où des savoirs collectifs permettent de les adopter.

Une nouvelle controverse transdisciplinaire ?

Une telle perspective suppose de panser la question de l’entropie dans différents domaines, depuis les sciences du vivant jusqu’aux sciences humaines, en passant par la technologie, la politique et l’économie. Il s’agirait alors d’ouvrir une nouvelle controverse résolument transdisciplinaire, dans un contexte où la possibilité de la controverse elle-même se voit menacée. Jamais, sans doute, la nécessité de la transdisciplinarité ne s’est autant fait sentir qu’à l’époque de l’Entropocène, et jamais pourtant, les différentes disciplines scientifiques n’ont été aussi discréditées qu’à l’époque de la désinformation et de la post-vérité. Est-il encore possible, dans un tel contexte, de mettre en œuvre une recherche transversale et collective qui explore les questions de l’(anti-)entropie et de l’(anti-)anthropie, afin d’ouvrir des propositions philosophiques, scientifiques, économiques et politiques nouvelles, pour sortir de l’Entropocène ?

« Ce concept si prodigieusement abstrait d’entropie » (Poincaré), qui traverse aujourd’hui tous les champs de l’existence humaine, peut-il devenir l’objet d’une clarification interscientifique, afin de pénétrer les débats politiques et de nous permettre d’envisager « le monde d’après » ?