Sciences et technologies

De l’information aux savoirs

Le fonctionnement des dispositifs numériques et des systèmes d’intelligence artificielle contemporains repose sur des modèles théoriques spécifiques : la théorie de la calculabilité (élaborée par Turing) et la théorie de la communication (élaborée par Wiener, Shannon et von Neumann). Les paradigmes de la cybernétique et du cognitivisme, qui s’inspirent de ces théories, se fondent sur une notion vague d’information, conçue comme indépendante du support qui permet sa transmission, sur le modèle de l’opposition dualiste entre logiciel (software) et matériel (hardware) au fondement de l’informatique. Cette notion d’information rend possible des analogies entre les machines et l’organisme d’une part (la mémoire génétique étant comprise sur le modèle du programme) et entre l’ordinateur, le cerveau et l’esprit d’autre part (la pensée étant comprise sur le modèle d’une suite d’opérations logiques ou d’algorithmes).

ENIAC in Philadelphia, Pennsylvania. Glen Beck and Betty Snyder in the Ballistic Research Laboratory. US Army photo, 1947-1955.

Comme le soutient Giuseppe Longo, et comme le suggérait déjà Georges Canguilhem, tout aussi métaphoriques soient-ils, ces modèles ont de lourdes conséquences théoriques, parfois très problématiques : ils sont au fondement d’une conception mécaniste du vivant, qui réduit la vie biologique (l’organisme) à des mécanismes de transmission d’information et d’une conception computationnaliste de la pensée, qui réduit la vie noétique (l’esprit) à des processus de traitement de données. A l’époque des « organismes génétiquement modifiés » et de la « prolétarisation généralisée », alors que les recherches scientifiques sont devenues indissociables des performances technologiques, il semble nécessaire de s’interroger sur les paradigmes technoscientifiques qui gouvernent les sciences de la vie et les sciences de l’esprit aujourd’hui.

En effet, les modèles informationnels et computationnels de la vie biologique et noétique n’ont rien de nécessaire. Bien au contraire, ils demandent à être questionnés à partir d’une pensée de l’extériorisation technique du vivant qui permet de dépasser les analogies entre machine et organisme comme entre ordinateur, cerveau et esprit. De H. Bergson à B. Stiegler, en passant par A. Lotka, A. Leroi-Gourhan, G. Simondon, G. Canguilhem ou K. Popper, la philosophie, l’anthropologie, l’épistémologie et l’histoire des techniques ont montré que les artefacts ne constituent pas des modèles de la vie ou de la pensée, mais des organes exosomatiques dans lesquels s’extériorisent des fonctions motrices ou psychologiques, qui évoluent donc avec les transformations techniques.

C’est cette co-évolution entre fonctions noétiques (psychiques, intellectuelles, cognitives, spirituelles) et milieux techniques qu’il s’agit alors d’étudier, pour faire des organes techniques numériques des supports de mémoire et de pensée, et non seulement des puissances de calcul au service de l’économie des données. Comment réintégrer des processus d’interprétation, de critique et d’invention caractéristique du vivant noétique dans les dispositifs computationnels, pour les mettre au service du partage des significations transgénérationnelles et non seulement de la diffusion des « marchandises informationnelles » (Lyotard) ?

En savoir plus…

Ressources

Y. Hui et H. Alpin, « Collective individuation. The future of social web », 2013.
D. Bates, “Amplification de l’intelligence : penser avec des machines dans l’après-guerre”, Séminaire Digital Studies, IRI, 2014.
Y. Hui, “Simondon et la question de l’information”, J.-H. Barthélémy (dir.), Cahiers Simondon, 2015.
J. Lassègue et D. Bates, “Lire Turing aujourd’hui”, interventions au séminaire Digital Studies, IRI, 2015.
G. Longo, « Complexité, science, démocratie », MEGAchip, Democrazia nella comunicazione, 2016.
D. Bates, “L’intelligence artificielle est-elle un organe exosomatique”, conférence aux ENMI 2016.
D. Bates, “Intelligence artificielle, bêtise artificielle et fonctions du calcul”, conférence aux ENMI 2017.
B. Stiegler, “Information et entropie”, Séminaire “Information et entropie”, 2018.
B. Stiegler and M. Montévil, “Entretien Sur l’entropie, Le Vivant et La Technique : Première Partie.”, in Links Series 1, 2019.
G. Longo, “Information at the threshold of interpretation”, M. Bertolaso et F. Sterpetti (dir.), A Critical Reflection on Automated Science – Will Science Remain Human?, Springer Nature Switzerland AG, 2019.
B. Stiegler (trans. D. Ross), “Noodiversity, technodiversity. Elements of a new economic foundation based on a new foundation for theoretical computer science”, P. Lemmens et Y. Hui (dir.), Angelaki, vol. 25, issue 4, 2020.
B. Stiegler, “A propos du Screen New Deal”, séance 10 du Séminaire Pharmakon, 2020.
M. Krzykawski, « Pour un nouveau rapport sur le savoir à l’âge de l’automatisation », Cahiers COSTECH n°4, 2021.
B. Stiegler, “Penser l’exosomatisation pour défendre la société”, ENMI 2016, IRI, 2016.
A. Alombert, V. Chaix, M. Montévil, “Prendre soin de l’informatique”, ENMI 2020, Université Catholique de Lille et IRI, 2020.
D. Ross, “From the market of information to the pharmacoloy of the gift”, colloque “Memory of the future. Thinking with Bernard Stiegler”, Leiden University, 2020.
A. Alombert, “Technique et vie de l’esprit : déconstruire la notion d’intelligence artificielle”, association La Marmite, 2021.