Des industries culturelles aux technologies de l’esprit
Dans un texte de 1990 intitulé « Vers une ère post-média », Félix Guattari s’interrogeait sur les évolutions des technologies médiatiques : la jonction entre la télévision, la télématique et l’informatique devait selon lui conduire à un renversement des pratiques, permettant aux récepteurs passifs de se réapproprier les « machines d’information, de communication, d’intelligence, d’art et de culture » et de renverser ainsi le « pouvoir mass-médiatique ». Trente ans plus tard, force est de constater que les « pratiques moléculaires alternatives » alors anticipées par Guattari n’ont pas suffi.
À « l’ère post-média » s’est en effet substituée « l’ère post-vérité » : si le « pouvoir mass-médiatique » des industries culturelles audiovisuelles a été perturbé, il semble néanmoins avoir laissé sa place aux fake news et à la « désinformation » généralisée. L’internet des plateformes, des réseaux sociaux et des applications, qui ont succédé à l’informatique et à la télématique, semblent aujourd’hui accentuer la polarisation des opinions et la violence des affrontements, au lieu de permettre la controverse et le débat argumenté, caractéristiques de l’activité scientifiques comme de la vie démocratique des sociétés.
Pour éviter les effets nocifs de l’économie des données et de l’exploitation des attentions sur les pratiques démocratiques, il semble aujourd’hui nécessaire de renouer avec les projets de ré-appropriation médiatique formulés dans les années 1990, en tirant profit des potentialités contributives des technologies numériques. Une telle perspective implique de repenser le fonctionnement et les modèles économiques des plateformes, afin d’intégrer dans leur design même des fonctionnalités d’annotation, d’interprétation et de délibération, qui permettent de partager des savoirs et de confronter des points de vues, et non seulement de diffuser des informations ou de suivre des opinions. L’enjeu de l’ « ère post-vérité » consiste peut-être moins à contrôler les contenus qu’à concevoir et développer des réseaux vraiment sociaux, sans lesquels aucune puissance politique ne peut émerger.