Philosophie, interscience, organologie
Quelle pensée critique à l’ère numérique ?
Si la révolution numérique constitue une mutation comparable à celles de l’invention de l’écriture et de l’imprimerie, c’est d’abord la pratique de la philosophie et des sciences qu’elle vient déranger, toutes deux fondées sur sur la pratique de l’écriture alphabétique. Le devenir des milieux techniques et l’avenir des savoirs philosophiques et scientifiques sont donc intrinsèquement liés, comme en témoignent trois rapports publiés entre la fin des années 1970 et le début des années 1980.
En 1982, cinq ans après la publication d’un rapport sur l’informatisation de la société (Simon Nora et Alain Minc, 1977) et trois ans après la publication d’un rapport sur « les problèmes du savoir dans les sociétés industrielles les plus développées » (Jean-François Lyotard, 1979), François Châtelet, Jacques Derrida, Jean-Pierre Faye et Dominique Lecourt présentaient au ministre de la Recherche et de l’Industrie un rapport pour la fondation d’un Collège International de Philosophie. Il s’agissait alors de faire dialoguer les différentes disciplines académiques dans une perspective « interscientifique », sans abandonner pour autant les questionnements philosophiques et épistémologiques, mais en pensant les enjeux des nouveaux milieux médiatiques.
Trente ans plus tard, dans Etats de choc. Bêtise et savoir au XXIème siècle, Bernard Stiegler reprend ce projet d’ « interscience », qu’il propose d’articuler avec une perspective organologique. L’« organologie générale » désigne une « nouvelle organisation des relations entre les disciplines », qui repose sur une théorie des relations entre organismes psychosomatiques, organes techniques et organisations sociales.
Un nouveau projet transdisciplinaire semble alors émerger, qui assume à la fois la constitutivité technique de l’existence humaine et la condition artefactuelle des savoirs rationnels. Dès lors, ce sont les transformations des différentes disciplines scientifiques sous l’effet de la révolution numérique qui devront être interrogées, car les mutations technologiques affectent en profondeur leurs pratiques, leurs problèmes et leurs objets eux-mêmes.
Comment penser ces questions dans le contexte des data sciences, des boîtes noires et des algorithmes, alors que les quantités massives de données semblent annoncer la « fin de la théorie » et que la vitesse de transmission des informations semble court-circuiter le temps long des savoirs et de la pensée ? La philosophie peut-elle parvenir à peanser ses conditions techniques de possibilités, à l’époque de la « post-vérité » ?